Pierre Lannoy, sociologue, Directeur du département Metices de l’Institut de sociologie de l’ULB (Université Libre de Bruxelles) s’intéresse à la ville et à la mobilité. Il a publié, avec son confrère français Yoann Demoli, le livre « Sociologie de l’automobile ». Il donne également un cours de sociologie urbaine et de mobilité à l’ULB. Rencontre pour avoir un éclairage scientifique sur cette chère auto.
Le Moniteur Automobile : Pierre Lannoy, peut-on être dépendant à l’automobile ?
Pierre Lannoy : La dépendance à l’automobile est d’abord liée à l’idée d’utilité. Elle peut être objective dans des situations où de fait, je ne peux pas me passer de la voiture, car je n’ai pas d’alternative « raisonnable ». Et puis, il y a l’utilité subjective avec certaines formes de dépendance. C’est en rapport avec l’image que j’ai de moi-même : « suis-je capable ou non de vivre sans voiture ». L’automobile fait-elle partie de ma façon de vivre une vie normale ?
LMA : À ce niveau-là, n’y a-t-il pas un choc des générations avec des jeunes qui disposent d’autres moyens de communication alors que les personnes de plus de 40 ans se sentent moins libres sans voiture ?
PL : De fait, il y a en réalité 3 générations. Celle qui est née dans l’entre-deux-guerres dans un monde presque sans automobiles. Elle a donc connu un univers où il était possible de vivre sans voiture. Même si cette génération est de plus en plus rare, par la force des choses. Il y a ensuite celle qui est née à la fin des années 30 et après la 2de Guerre mondiale. Le monde était alors devenu automobile. C’était même un nouveau monde [NDLR : qui a révolutionné la société dans les années 50 comme Internet l’a fait à la fin du XXe siècle]. Ainsi, ces personnes ont toujours connu l’automobile et ont du mal à se représenter une société sans cette facilité. Et puis, il y a la 3e génération, née à l’aube XXIe siècle. Celle qui a peu plus de 20 ans aujourd’hui. Elle est née dans un monde beaucoup plus urbanisé avec plus de modes alternatifs. Mais surtout, la voiture est davantage vue comme une nécessité plutôt que comme une aspiration. Les plus jeunes passent parfois à l’automobile parce qu’elle s’impose par la force des choses. Ils se rendent compte que la logistique est plus compliquée sans elle. Et puis, ils peuvent également bénéficier de la multimotorisation des ménages. La voiture n’est plus forcément liée à l’indépendance financière puisque cette génération peut avoir accès à l’automobile sans devoir en acquérir une.
LMA : Vous parlez d’un monde urbanisé, mais n’y a-t-il pas aussi un rapport différent à l’automobile selon que l’on habite à la campagne ou en ville ?
PL : Effectivement, le rapport à la voiture est lié aux territoires. Le lien est évident : plus la densité urbaine baisse, plus il y a un besoin de voiture. De plus, le contrat qui réside à vouloir diminuer la pression automobile est d’abord un problème citadin, avec des solutions alternatives qui peuvent essentiellement fonctionner en ville. On pointe ici un paradoxe : le problème de la voiture en ville est surtout lié au déplacement de personnes venant de l’extérieur de la cité. Le monde de l’automobile, apparu au milieu du siècle précédent, a développé une économie et une société organisées autour des villes avec un étalement de l’habitat. En outre, la voiture a séparé le lieu de travail du lieu de résidence. Tout en libérant du temps libre. Mais tout n’est pas de la faute de l’auto : elle a aussi contribué au dynamisme urbain.
LMA : Dans votre livre, « La sociologie de l’automobile », on perçoit un rapport particulier à l’objet. La voiture est notamment une extension du moi. Ainsi, acheter une Tesla n’est-il pas aussi une façon de se distinguer du reste de la masse ?
PL : Il y a clairement une envie chez certains de posséder la dernière voiture à la mode, de montrer qu’on a les moyens. C’est une manière de se distinguer. Les élites, par exemple, aiment se présenter comme étant « dans le mieux ». En fait, la voiture est un objet de consommation ancré dans un monde individualiste. Montrer sa particularité est une réelle préoccupation. Mais tous les objets peuvent être personnalisés, car tout le monde consomme la même chose en voulant se singulariser. En soi, la consommation de masse n’est agréable qu’en affirmant sa personnalité. La plaque personnalisée est un bel exemple. L’immatriculation est juste un numéro, mais en apportant sa touche personnelle, on n’est donc plus un numéro.
LMA : Pourtant, paradoxalement, les voitures ont tendance à toutes être grises, noires ou blanches. Ce n’est pas très personnel tout cela.
PL : En fait, il faut assumer de sortir du rang [NDLR : avec une voiture rose, par exemple]. C’est toujours plus facile de rester dans la tendance. On constate d’ailleurs qu’il y a à la fois des effets de mode et une certaine homogénéité.
LMA : Et la tendance politique, n’est-elle pas au car-bashing ?
PL : En Occident, il y a toujours eu une politique de l’automobile. Tout d’abord parce que les États ont voulu soutenir ce secteur économique et industriel. La voiture a donc toujours été un produit très encadré politiquement. Mais c’est devenu plus conflictuel qu’avant. La base sociale de la critique de l’automobile vient du fait que nous sommes dans une société automobile de fait et qu’une population élevée socialement a trouvé d’autres aspirations. Il n’existe pas de solution ultime, ni dans un sens ni dans l’autre. De plus, la gestion du territoire est de moins en moins intégrée. Or, l’enjeu actuel est de revenir à une autre échelle.
LMA : Sommes-nous toutefois dans une période charnière ?
PL : Je dirai que le présent est toujours une période charnière. Mais à mon sens, il n’y a pas encore de basculement dans le mode de fonctionnement de la mobilité. Le transport est lié à l’évolution de l’espace. La trottinette ne change pas la mobilité, elle utilise le territoire autrement. Or, ce territoire est automobile actuellement. Même si les barrières à l’entrée des villes [vignettes, péages, LEZ] sont pourtant totalement contraires du trend à la voiture. Cependant, on n’est pas encore à une sortie du monde automobile. Ainsi, les zones piétonnes ne changent pas fondamentalement l’organisation des villes. Pour que cela change, il faudrait que les commerces arrivent en masse dans les centres-villes, comme le résidentiel. Tout est question de rapport au temps et au territoire. Réduire le nombre de voitures n’est pas gage d’une meilleure mobilité. Et réduire leur espace sans alternatives est même suicidaire.
LMA : Cela semble étrange quand on voit les embouteillages quotidiens…
PL : La Suisse, on le sait peu, est l’un des pays avec la plus grande densité de voitures. Et pourtant, c’est aussi un exemple en matière de transports publics.
LMA : Justement, on loue le transport public, et le train en particulier, en jouant sur le fait qu’il est possible de faire autre chose durant le trajet, on ne doit pas conduire.
PL : Le transport en commun est plus efficace s’il est régulier. Par rapport à la durée du parcours, il faut mettre en avant la question du temps. L’usage des temps de déplacement est très varié. Il y a notamment la qualité du temps et la perception que l’on a de ce moment « perdu ». On peut lire dans un train, mais est-ce agréable de le faire quand il est bondé ? En défendant un mode de transport, on a tendance à simplifier, à caricaturer. Et puis, il y a aussi le temps économique. Celui qui est consacré pour pouvoir payer l’objet et son usage. En fait, ce qui compte, ce n’est pas le temps ou la vitesse absolue, mais ce qui s’y joue. De toute façon, l’aspect qualitatif influence le choix du mode de déplacement. On peut préférer rester dans sa voiture dans les bouchons que de devoir attendre sur un quai avant de prendre le train.
LMA : Il reste la voiture autonome alors…
PL : Je n’y crois guère, dans un avenir proche. C’est d’ailleurs une contradiction de parler de voiture autonome, puisque « l’auto-mobile » que l’on conduit soi-même l’est déjà par nature. J’y vois plutôt une voiture hétéronome contraire à la symbolique de l’automobile. Elle dépend nécessairement des informations de l’extérieur pour fonctionner. L’idée d’une ville avec uniquement des véhicules « autonomes » c’est du fantasme d’ingénieur-informaticien. Ce n’est pas réaliste. Du moins pas dans l’espace public. Dans un environnement confiné, oui, pourquoi pas ? L’autoroute éventuellement, mais plus certainement pour des navettes sur des parcours parfaitement balisés avec peu d’éléments perturbateurs.
Infos livre
Pierre Lannoy est le co-auteur avec Yoann Demoli du livre « Sociologie de l’automobile », sorti en janvier 2019, aux Éditions La Découverte, Collection Repères. Sur la base d’une synthèse inédite de travaux, cet ouvrage montre que le phénomène automobile peut se comprendre à partir des divisions et des enjeux de domination entre les groupes sociaux. Il apporte en tout cas plusieurs éclairages sur cet objet vénéré ou détesté et les interactions qu’il a créées. Ce livre est disponible en ligne et dans les librairies « universitaires ». Prix version numérique : 7,50 €. Prix en librairie entre 10 € et 10,85 €. Lire un extrait et la table des matières.
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